OTAGES AFGHANISTAN : Les enjeux de la médiatisation en faveur des deux journalistes otages en Afghanistan LE MONDE 26 août 2010
Les journalistes de France 3 Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier sont retenus en otage en Afghanistan depuis huit mois. C’est la plus longue détention de journalistes français depuis l’enlèvement en Tchétchénie, entre 1999 et 2000, du photoreporter Brice Fleutiaux.
Les autorités ne diffusent qu’au compte-gouttes des informations aussi vagues que contradictoires. On a vu, au début de l’été, le président de la République et plusieurs ministres critiquer en privé ou publiquement les risques pris par les reporters de guerre, puis les mêmes assurer que tout allait bien. "Pas inquiet" à l’issue d’une visite de quelques heures le 21 juin à Kaboul, le ministre de la défense, Hervé Morin, reconnaissait bizarrement avoir "un peu plus d’espoir" le 25 juillet...
Le patinage des négociations tient naturellement aux revendications des ravisseurs, qui réclament de l’argent mais aussi des libérations de prisonniers détenus en Afghanistan par les forces de l’OTAN. Il faut pourtant aussi évoquer la gestion de ce dossier par le gouvernement, et en premier lieu par Nicolas Sarkozy.
Soyons directs : le président de la République, il y a quelque temps aux avant-postes médiatiques pour obtenir la libération légitime des infirmières bulgares, d’Ingrid Betancourt ou de Florence Cassez, ne traite pas avec autant d’empressement le cas de Hervé et de Stéphane.
Loin de défendre les deux journalistes de France 3, le pouvoir a même commencé par les déconsidérer publiquement. Hervé et Stéphane étaient peu connus du grand public, donc plus vulnérables.
Alors que les autorités avaient réclamé le silence médiatique "pour ne pas nuire aux négociations", ils furent critiqués à quatre reprises par Frédéric Lefebvre, porte-parole de l’UMP, puis Eric Raoult, député UMP de Seine-Saint-Denis, puis Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, et, enfin, le général Jean-Louis Georgelin, alors chef d’état-major des armées. Ces polémiques sont derrière nous, mais elles ont sali la réputation de nos confrères et amis.
Par-delà le mépris pour deux reporters de terrain, l’Elysée souhaite aussi adresser un message à toutes les rédactions : les journalistes doivent couvrir la guerre en Afghanistan en étant encadrés par l’armée. Pour des raisons de sécurité, les rédactions sont désormais priées de donner la priorité aux équipes "embeded" avec des armées régulières. Et donc renoncer au reportage distancié, alors même que l’intervention militaire des troupes de l’OTAN suscite de plus en plus de critiques.
L’attitude de Nicolas Sarkozy et de la majorité est aussi dictée par la façon dont cette affaire a été médiatisée. Ebranlées par les critiques gouvernementales et briefées par les services secrets, les rédactions se sont d’abord tues. Or, le président de la République, lui, réagit avant tout face à la médiatisation. Le point commun entre les infirmières bulgares, Ingrid Betancourt ou Florence Cassez n’est pas seulement qu’elles sont des femmes mais que leur sort avait fini par occuper largement les écrans de télévision. La médiatisation agit comme un aiguillon pour le pouvoir, c’est en cela qu’elle est précieuse.
Cette médiatisation agace pourtant l’opinion publique elle-même, qui pense parfois que l’on parle davantage des otages journalistes précisément parce qu’ils sont journalistes. Depuis huit mois, les séances de signatures de pétition en faveur de Hervé et de Stéphane ont permis de mesurer cette mauvaise humeur : il n’est pas rare d’entendre des remarques dures telles qu’"ils ont pris trop de risques, qu’ils se débrouillent !" ou encore "Qui va payer la rançon ? C’est nous !"
La médiatisation constitue pourtant un bouclier très efficace pour l’otage, notamment aux yeux des ravisseurs, qui veulent ménager leur monnaie d’échange. Bien sûr, il arrive que des otages non médiatisés soient libérés, sains et saufs. Ce fut le cas de Pierre Camatte après trois mois de détention au Mali par la branche maghrébine d’Al-Qaida ou encore de l’humanitaire franco-britannique Gauthier Lefèvre, détenu cinq mois au Darfour. Mais, à l’inverse, les issues tragiques concernent presque toujours des otages non médiatisés. Ce fut le cas de Michel Germaneau, dont les proches respectèrent le silence médiatique demandé par les services français ou encore, de façon indirecte, du photo-reporter Brice Fleutiaux, il y a dix ans.
Détenu dans l’indifférence quasi générale plus de huit mois en Tchétchénie (il était pourtant journaliste), Brice Fleutiaux avait été libéré le 12 juin 2000, en échange d’un chef de guerre tchétchène. Désespéré par le relatif silence qui entoura son retour, il s’est donné la mort dix mois plus tard après avoir tenté de reprendre son métier.
Que faire pour Hervé, Stéphane et leurs accompagnateurs afghans ? Dans moins d’un mois, ils seront les otages français détenus le plus longtemps depuis Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton, Marcel Fontaine et Michel Seurat, enlevés au Liban en 1985 et prisonniers près de trois ans. Il faut être lucide : seul un très large consensus politique, initié depuis le sommet de l’Etat, favorisera des négociations forcément délicates pour leur libération. Et la plus sûre façon d’obtenir ce consensus politique reste, précisément, la médiatisation.
Michel Anglade et Denis Saverot, journalistes et amis d’Hervé Ghesquière et de Stéphane Taponier